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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 18:54

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Premier tableau

 

 

7. Sarah BOND

 

Sarah BOND arrive en courant dans le salon d'embarquement déserté.

 

Sarah BOND, haletante. Personne ? Il est pourtant 18 h 55. Oh ! Non ! Je l'ai râté ! L'embarquement a fini plus tôt que prévu. Vraiment personne ? Et que dit l'écran ? C'est pas possible ! Il annonce déjà le vol pour Francfort. Maudit réveil ! Maudit séjour ! Tout ça pour voir défiler à la nuit tombée des fous dansant sur leurs chars clinquants. (Elle souffle.)

Bon d'accord, c'était plutôt sympa de la part de mes parents de vouloir me changer les idées. Me faire oublier. Mais comment oublier si vite ? Comment pardonner ?

J'avais besoin de couler à pic, pas de faire la fête. Le tambour assourdissant, je l'ai en moi. Au fond. Pas besoin de venir ici le chercher. Faire naufrage, sombrer et entraîner dans ma chute irrésistible tout un équipage. Tout. Je suis sur une pente bien douce. Bien savonneuse. Ravageuse. J'ai soif de catastrophes. De carnages. De bravades. La haine monte malgré moi. Je ne savais pas. Je n'aurais pas cru pouvoir éprouver ce sentiment-là. Si puissamment. Si. Là. (Elle met la main sur sa poitrine.) Ancré.

Après toute cette violence contre moi exercée. Sa violence. Ta violence, Denis. Quand tu m'as laissée comme une vieille chaussette. La cinquième roue du carrosse. Ou la fée Carabosse. Ta violence. Insoupçonnée jusque-là. Au point de me demander d'avorter. Comment supprimer un être né de l'amour ? Tu m'as demandé d'avorter. Pour convenance personnelle. Comme si l'on pouvait changer d'avis. Parce que finalement, non. Tu avais bien réfléchi. Peut-être un peu tard, tu ne crois pas ? Ta violence, Denis. Tes coups. Sur mon ventre. Puis la mienne. Flux. Reflux. L'appel du vide encore. Du néant. Le noir total. Les tranquillisants. Les mois passés comme une larve dans un hôpital psychiâtrique à retrouver des raisons d'exister. De sortir. Hors du trou. Comme une loque déguenillée sur une banquette du métro. Ton métro. Comme une chienne abandonnée qui erre sans plus se retourner. Comme une junkie paumée pas encore sevrée.

Tu vois, Denis, je ne te l'avais pas dit. Je n'ai pas avorté. Mais notre enfant ne vivra pas. Il a coulé malgré moi entre mes jambes. Dégoûté de ton ingratitude, de ta fuite, de ton désamour, de tes coups. Ah ça ! Tu l'avais bien assommé. Comme la dose de médicaments que j'ai ingurgitée après. Après le claquement de la porte, le dévalement de tes pas dans l'escalier, dans le silence retombé. En ce soir de novembre pluvieux. Bien sûr, il a sursauté à mes cris, à tes coups, s'est noyé dans mes larmes. Il a senti ma désespérance. Ma déshérence.

Notre enfant ne vivra pas. Tu vois, Denis, même mes parents l'ignorent. Je ne leur dirai jamais. Mais à toi je vais le répéter. Je sais où te trouver. J'ai suivi ta trace. Je te hanterai comme un remords. Comme une manie. Comme une obsession. Jusqu'à ce que tu dises pardon. Si seulement tu en es capable.

Ce carnaval coloré, ces arlequinades à plumes, à strass et à paillettes sur des airs de samba n'y changeront rien. Simple divertissement. Même pas divertissant.

Comment oublier si vite ? Dans ce capharnaüm hystérique ? Il aurait mieux valu un séjour d'un mois au Nunavut. Pour oublier. Dans l'immensément blanc. (Elle s'assoit, souffle, respire profondément en fermant les yeux. Long silence.)

Le vent du large. Il faut que je me laisse gagner par le vent du large. C'est ça. C'est mieux. Ne plus ruminer. Oublier ces dix mois de cauchemar. Oublier ce type. Ce pauvre type. T'oublier, Denis. C'est ça. C'est sans doute ça que papa et maman voulaient me dire. Tout simplement. Et pourquoi pas laisser l'appartement parisien, la vie patiemment construite et revenir là-bas ? À Québec.

Le vent du large.

À moins que.

Il y a cinq ans, la première fois que j'ai retrouvé Denis : c'était dans un petit hôtel du premier arrondissement de Paris. Rue du Pélican, je crois. Impossible de nouer nos corps à la cité U ou chez ses parents. À l'hôtel, le parquet de la chambre à la déco surannée n'en finissait pas de craquer. Le sommier de grincer. Quand nous avons monté pour la première fois les trois étages de l'escalier, sur la rampe s'attardait la main longue, languissante et sensuelle de ce grand jeune homme brun qui nous a fait visiter la chambre. Je ne me souviens plus de son visage, que par pudeur, par fidélité à mon amoureux, je ne m'étais pas autorisée à contempler, même subrepticement, dans la pénombre de notre ascension. Si. Peut-être l'éclat d'un regard. Juste ça. Et la honte avait dû m'envahir... Mais le frôlement de cette peau sur la pulpe de mes doigts. Peut-être sur le dos de ma main à un moment. Sa chaleur. Le désir qu'elle faisait grandir en moi. Ce frôlement insistant, indécent presque, m'avait troublée. Profondément. Comme une invite. À laquelle je n'ai pas répondu. Une invite à laquelle j'aimerais répondre aujourd'hui, ranimée par le souvenir net, envahissant, grisant, du contact chaud et doux de cette main inconnue. De ce jeune homme entrevu. Jamais revu pourtant. Juste son sourire une fois, le lendemain je crois. Inconnu que je ne saurais reconnaître. Il me tient pourtant aujourd'hui. Il court dans mon bras, jusqu'à mon épaule. Dans mon dos, jusqu'au creux de mes reins. Mon Dieu ! Si je pouvais retrouver cet inconnu que je ne puis reconnaître au hasard d'une rue. Me reconnaîtrait-il, lui ? Sans doute laissait-il nonchalamment traîner sa main sur la rampe à chaque nouvelle arrivée. Pour tester son pouvoir de séduction. Pour allonger le catalogue de ses conquêtes, avec une prédilection pour les situations délicates, équivoques, scabreuses. Par défi. Ou pour trouver l'âme sœur. Non. Ça, c'est un raisonnement de fille.

Si une main d'homme s'offrait aujourd'hui à moi, en tout cas, je réagirais différemment. La curiosité l'emporterait. Au moins, je le verrais, lui. Je manquerais peut-être encore d'audace mais.

Le vent du large. Grand Saint-Laurent, tu me manques. La puissance de ton cours majestueux. La richesse de ta vie. L'odeur de tes lointains.

Un autre frisson parcourt mes membres. Une autre sensation. Tiens. Un « Revenez sans votre ami. » glissé au creux de l'oreille, alors que je m'apprêtais à sortir du cabinet de l'ophtalmo. Denis venait de sortir. Nous étions alors inséparables. Mais. Quelque chose déjà avait changé. Ténu, mais. Une visite de routine. Avec un remplaçant. Une rencontre. Des yeux qui en disaient long. Une voix grave, charnelle. Un enthousiasme frondeur. De l'humour, beaucoup. L'effleurement d'une blouse blanche. Une poignée de main prolongée. Et puis ce « Revenez sans votre ami. » glissé au creux de mon oreille, que j'avais bien voulu ne pas comprendre de peur de. Mais auquel je m'étais raccrochée les jours sans. Et puis, ce coup de fil donné à l'hôpital un an plus tard, pour obtenir un nouveau rendez-vous, pour revenir seule. Il n'était plus là. Sylvain Le Floch. Je crois que c'était son nom. (Silence.)

Voilà. Il faut cultiver de telles réminiscences. Les choyer. Sans s'y enfermer. Se déprendre de tout. Pour être ouverte aux possibles. Dans la contemplation des hiers. Devenir le réceptacle de la beauté hasardeuse. Quand elle voudra bien se déposer au fond de moi. Ou sur mes lèvres. Au bout de ma langue. Sur mes ongles lacérant violemment le vide. Aujourd'hui ou demain.

Le vent du large. (Elle s'interrompt car elle a aperçu quelque chose ou quelqu'un qui la charme : un large sourire se dessine sur son visage.)

Finalement, c'est sans doute une chance que j'aie râté l'avion. (Silence.)

Dans la fourmilière à la gueule de bois, rescapée de la mélancolie, du sambodrome, je m'avance pieds nus mais en costume de bal. Et qu'importe que tu sois parti, Denis : j'ai râté l'avion, le monde m'appartient.

 

 

 

Troisième tableau

 

 

 

 

 

 

 

16. Phil GROTSKY

 

Sous une vive lumière, en équilibre sur un fil tendu en hauteur, apparaît Phil GROTSKY qui tient un long balancier. Les toits, les cheminées, les antennes, les poteaux, les réverbères, les fils électriques ou téléphoniques d'une ville apparaissent sur l'écran des rêves.

 

  

 

Phil GROTSKY, en redingote noire, marchant de gauche à droite sur le fil. Après la catastrophe aérienne milanaise du 8 octobre 2001, après ta disparition dans un brasier – pas même en plein ciel, Alba, j'aurais voulu te rejoindre. Je n'ai pas osé.

 

Longtemps j'ai regretté de ne pas t'avoir accompagnée lors de ton retour à Milan, auprès de ta famille endeuillée. Après avoir relié à nouveau les Twin Towers, en toute illégalité. Un mois jour pour jour avant les attentats du onze septembre... Trois mois après notre traversée croisée de l'entrée du gouffre Sotano de las Golondrinas. Je m'en suis voulu d'avoir laissé se briser notre rêve de marier sur un fil notre futur enfant. Celui que tu portais déjà à trois cent cinquante mètres d'altitude, au Mexique.

Longtemps je m'en suis voulu d'avoir retardé la pyramide céleste sans frontière que nous devions échafauder avec Adili, Michel, Stephen, Falko, Rudy, Kwon, Farrell, Dimitri et Jade. Sans toi, ce fut moins beau. Et l'énergie nous a manqué pour appeler une ample prise de conscience.

Puis j'ai choisi de parier sur nos retrouvailles dans la mort. Comme ces amants des anciens contes. Et j'ai voué ma vie à la seule recherche de la beauté éphémère et inouïe sur tous les toits du monde. Quitte à devenir criminel.

En continuant à marcher solitaire sur des fils de plus en plus longs, de plus en plus penchés, placés de plus en plus haut, j'ai poursuivi ton œuvre de beauté. Pour te rejoindre. Quand l'heure de nos retrouvailles aurait sonné. En hommage à Michel Brachet et pour célébrer ta couleur préférée, je me suis fait appeler le Diable noir. Et, de Tokyo à Jérusalem, des chutes du Niagara aux pyramides d'Égypte, de la caldeira du Tengger au Salto Angel, le Diable a tissé sa toile au-dessus de Notre-Dame de Paris, de la Tamise, sur les ponts, les tours, les sommets les plus impressionnants, dans les lieux naturels ou les villes les plus symboliques. Et s'est fait coffré plus de cinq cent fois.

Cette nuit, comme par surprise, je viens vers toi. Dans l'incandescence tumultueuse de la foudre je suis à toi. Enfin. Sans vélo, sans chaise, sans couteaux aux chevilles. Sans jonglerie. Sans fard. Et je te retrouverai dans l'écran constellé des rêves.

 

Peu à peu la lumière décroît. Phil GROTSKY continue sa marche aveugle. Et l'on croit apercevoir une silhouette féminine qui marche à sa rencontre avant que le noir ne redevienne total.

 

 

 

17. Yasunari BASHÔ

 

 

Yasunari BASHÔ sort son répertoire, l'ouvre et lit.

 

 

Yasunari BASHÔ.– I. I comme Italie. Firenze, Viale Michelangiolo, lundi 4 août 2008. (Il prononce les deux phrases suivantes sans les lire. Ferme les yeux. Avec ravissement.) Du crime considéré comme l'un des beaux arts. Quand il est perpétré par un homme infâme.

 

 

Il se remet à lire.

 

 

Yasunari BASHÔ.– J'ai assumé ma fêlure. Je la revendique à présent. Violemment. Dans l'exaltation imprévue de mon premier meurtre prémédité.

Neuf mois. Mes prisons. Voici neuf mois que, sur les traces de Robert Browning, The Ring and the book sous le bras, je m'imprègne des odeurs, des bruits, des rythmes, des ombres, des parcours, des méandres, des silhouettes de la capitale toscane.

 

De novembre à février, des banlieues populace au centre historique, dans l'enfer pollué des va-et-vient, toujours à pied, j'ai traversé les cercles concentriques de ce décor de théâtre. Ou de cinéma. De février à mai, de Santa Maria Novella à Santa Croce, du Museo archeologico à la piazza della Signora, le réprouvé a purgé sa peine parmi les hordes de touristes. Et réfléchi. Beaucoup. Aux conditions de sa transfiguration.

Quand, le trente-et-un mai, descendant le Lungarno Serristori en compagnie de tes amies tu m'es apparue, Stella, j'ai su que ce serait toi. Peut-être à cause de la grâce angélique de ta marche. Peut-être à cause du contraste saisissant de ta carnation limpide et du jais de ta chevelure. Peut-être seulement à cause de ta coupe de cheveux – la même que celle de ma sœur Kaguya. Tu ne m'avais pas regardé, mais tu m'avais vu. Je le savais. Alors j'ai quitté le Ponte alle Grazie pour vous suivre. Jusqu'au Ponte Vecchio où nous avons dégusté des gelati et fait connaissance. Je t'ai plu. Nous nous sommes revus. Chaque week-end d'abord, puis plus souvent. Tu m'apprenais l'italien en me découvrant les passages secrets que tu aimais, je t'enseignais le japonais et te parlais d'avenir. Perspective cavalière. J'étais pourtant sincère. Human Nature. Trois mois ensoleillés. Trois mois magnifiques.

Hier midi, du quatrième étage de mon nouvel hôtel, j'observais scrupuleusement la fornication de deux pigeons avant de retrouver la chorégraphie aléatoire des passants sur la piazza San Spirito. The girl is mine fredonnais-je. J'avais eu tout loisir d'imaginer cette journée, de régler chacun des derniers détails de nos retrouvailles à la galerie Palatine, de semer de cailloux blancs notre itinéraire amoureux.

 

Nous sommes arrivés en même temps au palazzo Pitti. Après la visite du riche capharnaüm de la galleria, nous sommes descendus aux Giardino di Boboli. Flânerie. Parties de cache-cache sur les terrasses jusqu'à la Grotta grande. Jusqu'au coucher du soleil nous sommes restés au Forte di Belvedere. Puis, rejoignant la Viale Galileo – la Viale Machiavelli n'était pas bien loin, nous avons gagné San Miniato al Monte en admirant le miroitement de l'Arno et en guettant les étoiles filantes pour faire des vœux...

Dans les ténèbres, je t'ai glissé : “ Depuis ce promontoire, les visages, les figures de la ville sont des rendez-vous manqués. Tant pis. They don't care about us.  Tu m'as souri. J'ai ajouté dans un souffle : “ Stella Barocco, I want to love you, Pretty Young Thing. And I know you want me Tu as accompagné mon étreinte passionnée. Offert tes plus charnels baisers. Frissonné longuement, en riant parfois, quand mes mains ont croisé leurs arabesques symétriques sur tes bras, dans ton dos, sur tes épaules, sur ta nuque dénudée. Mon dernier baiser gourmand a étouffé ton cri, quand mes doigts se sont cramponnés, croisés, serrés autour de ton cou. Dans les ténèbres, je n'ai pas vu tes lèvres bleuir, ta peau se marbrer, tes yeux révulsés. J'ai seulement consommé ton abandon. À satiété. Personne pour m'en garder. The lady is mine.

Ainsi commence ma giovinezza. Quand les murs se sont effondrés, enfin l'existence atteint son apogée. Vita Nova. Renaissance.

A me convien tenere altro viaggio : vorrai campar d'esto loco selvaggio. Et trouver en moi des endroits plus sauvages encore.

 

 

 

 

2010.

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4 avril 2013 4 04 /04 /avril /2013 09:57

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[..]

 

Je.– Je sens monter la fièvre du refus, la fièvre des recommencements, de la folie assumée. Une petite voix au fond de moi. La porte vers... (Je s'approche d'Elle qui rentre et lui prend le bras avec un sourire.) L'inconnu.

 

Elle, égarée. Ce lundi-là, ça va plutôt mieux avec cette résolution dans la tête et son cœur d'artichaut. Mais voilà. Il recommence. Il y a à redire. Elle est trop souvent partie le soir depuis l'année précédente : cours de solfège, de danse, spectacles, réunions... Trop souvent absente. Toutes les stratégies pour tenir, pour tromper l'attente, mettre entre parenthèse son désir, s'accomplir en dehors, sortir de cette obsession... Sans le tromper. Sans se tromper. Pour se trouver... Différemment. Divertissement. Ben, oui ! Tromperie. Stratagème certes. Mais, avant, qu'y avait-il entre eux ? Un espoir, une feinte chaque jour renouvelée faute de mieux. Et l'angoisse de tout briser. Cette responsabilité-là. Des reproches, avant même que naisse l'idée d'aller ailleurs interroger le monde, de chercher ailleurs un regard rassurant. Une bouche. Complice. Des bras. Aimants. Un corps protecteur. Cocon. Ou paravent. Comme auparavant. Elle n'est pas nonne pourtant. Elle n'a pas pris le voile. Fait vœu de chasteté, de fidélité au Très Haut et d'abstinence...

 

Je, lui montrant l'exemple. Respirer. Prendre une profonde inspiration. Les yeux fermés. Pour tenir. Faire face. Assumer. Et répondre. Des mots. Pas du silence, pas des cris. Des mots. Même déments. Pour répondre. Sans faille. Sans faiblir. De mes actes. De mon attente trompée.

 

Elle. Quand n'y a-t-il rien à redire ? Quand tout est-il parfait ? Une finalement belle petite femme même pas mariée, simplement accrochée par le cœur et les rêves, les fleurs qu'elle a plantées, les murs et les marmitons... Sacrément. Pas même une bague, petit symbole. Sans sacrement. Sans serment. Non déclaration en mariage. Pas peu fier. Une petite femme bien patiente, genre Pénélope, toujours à rêver à l'amour fou encore possible malgré les nuits d'insomnie à constater, culpabiliser ou ruminer, à travailler pour oublier, faire taire les désirs, le corps, l'animal. Ben, non. Emma. Une profiteuse jamais contente, jamais satisfaite. Mal baisée et pour cause. Ce ne sont pas les termes, pas encore. Mais tout comme. Une même pas appétissante. Même pas aguichante. Même pas désirante. Comment pourrait-on avoir envie de lui faire l'amour, de la caresser dans le sens du poil, quand elle se refuse et se tient à distance. Une qu'on a envie de faire dégager rapide, cause que sa tronche est “un remède à l'amour”. Je vous jure ! Haro sur la société de consommation ! Sur l'individualisme ambiant ! Elle est égocentrique. Il assume trop de choses : une perle d'homme, un ange. Sans doute. Mais trop c'est trop ! Et puis, voilà la liste de ce qu'il a fait, voilà les dates de tels et tels méfaits par elle perpétrés... Par elle consciencieusement oubliés. Consciencieusement. Une mémoire d'éléphant qui n'oublie jamais, même ce qu'on est censé pardonner, au moins comprendre. Dieu vivant. Inexorable et omniscient. Dieu vengeur. Ancien Testament. (Silence. Au public.) Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre... Pourtant.

 

Je, révoltée, continuant à préparer son sac. Il m'a dit : “Tu pars !”. Mea culpa.

 

Elle. Il l'a répété. Et elle n'est pourtant pas partie. Par soif d'explications. De mots. Même durs, même outranciers. Des mots. Du lien. Un filet de mots. Entre deux eaux. Scène cruelle, mais importante. Scène incomplète. Avilissante. Coupée. Tronquée. Interrompue. Coïtus interruptus.

 

Je. Acte V, scène 1. Minuit en plein jour.

 

Elle, fermant les yeux pour retrouver des forces. Respirer. Prendre une profonde inspiration. Les yeux fermés. ...8...22...66. Le grand soleil. L'air de la mer. (Silence. Un vague sourire.) Un visage flou. Fragile. Des parties de badminton. Des errances. L'amour dans les dunes. Sous la brûlure du soleil.

 

Elle rouvre les yeux et rassemble du matériel d'écriture sur la table, devant laquelle elle s'assoit.

 

Elle. Le mardi matin, commotionnée, elle ne peut qu'écrire son “Récital pour un absent”... Un autre, pas celui auquel elle avait pensé. (Elle écrit.)

 

 

[...] 

 

 

Voix féminine artificielle, très forte.– Le T.G.V. numéro 2403 en provenance de La Rochelle ville est annoncé quai numéro 13.

 

D'abord en sourdine, puis de plus en plus présents, bruits de pas, de sonneries de téléphones portables, de conversations tronquées en diverses langues, avec des accents et des intentions variés. Souffles mêlés du train qui entre en gare et de la cohue des passagers. Freins. Sifflets et annonces lointains. Bruits mécaniques associés à l'ouverture des portes et à la sortie des voyageurs. Premier concert poétique.

 

Voix terrestres, polyphoniques, dans le noir.– T'as vu le crin là-bas. Au-voir le crin ! Le micro ! Tu en verras bien d'autres des trains. Elle a quarante-huit ans. C'est drôle un petit choco pour l'aller. Elle est là. Non, quarante, quarante-trois. Ne sois pas désagréable. Elle est là, le crin pour les micros ! Mais. Oh ! Mais on paie : y'a rien à dire. Moi, je peux pas prendre d'autres T.G.V.. Tout le monde y passe. Tu savais qu'elle avait un gros problème ? Oui, j'ai bien aimé. C'est à la tomate. Prego. J'ai juste assez pour m'acheter un truc. Je la laisse faire, tu sais, ma fille. Elle montre bien qu'elle est angoissée. Stressée. Y'a tellement de monde : c'est affreux. Le mois de septembre. Fanny, elle l'a remarqué. Elle subit. C'est pas à la foire de Paris que vous allez trouver. La foire de Paris. Moi, j'ai pas trouvé à la foire de Paris. On ne sait jamais. Elle est riche. ?صحة جيدة À la chasse. Se sentir renfermé : en plus, une heure. Comme les musiciens. Mais le piano. Pause. Le dernier ferme ailleurs. Tonton, on le voit pas Tonton. Moins dix. Si, il est là. Tonton ! Tous les jours. Il est là, Tonton. Elle était en haut, mais nous en bas. À la foire de Paris, on. Là, on voit. Мы здесь прибыла. Par exemple. De Johnny. Johnny Halliday. Il a écourté sa tournée d'adieu. On l'a drôlement charcuté. Et quand j'ai dit ça à Lætitia. Je trouve ça inadmissible. J'ai vu Alex, hier. J'ai vu Lia sur le tapis roulant de Montparnasse. Tout à coup : « Salut ! » Il est à Paris. À Boulogne. « Je passerai vous voir », et tout. Ça rigole plus. Oui. Si. Trop sympa. 你不应失去了。Il me faut ça. On trouve pas des messieurs gentils. Saint-Michel. La responsable. Are you sure ? Peut-être que c'est que La Défense la Californie. L'accident de. On s'en fout, on sort. Le problème. Moi, j'ai quand même mis du mien. Là, j'ai pas vu le truc. Ça doit être là-haut. Les jours où je travaille pas. Bon bé. Bye ! Harcelé. Tu te mets à la place du personnage. Ça t'appartient. Je la mettrai. Scusi ! En groupe ! Elle m'a dit clito. C'est moi, là, à guetter. Y'en a un du stade. C'est un Libanais. Two fathers. Ça fait au moins deux-trois fois, et tu n'as pas répondu. N'empêche que. Mama Lu. Ça a commençé avec moi. Send. Comme un éclair. Por favor. Ding, ding, ding. Non, les enfants. Bon. Je rigole. Ça dépend qui. Éric avait pas la tête à venir. Houdin. Christian Houdin. Banana split ! Toute la racaille. Tu t'y attendais pas. Même pas. Tu la connais. Moi aussi, il m'a traité. Je l'ai, son horoscope. J'sortais du staff. Elle crie. « Coucou ! » Elle a eu peur. Bon bé, ça va. J't'ai raconté. Nada. Regarde : y'a des souris. T'as jamais bu d'alcool, jamais fumé une cigarette. À l'arrêt de bus. Auf wiedersehen. Hé ! Hé ! Hé ! Ah ! Vite, vite, vite. Non, c'est pas la peine de se presser. On l'a raté. À Peshāwar. Quelle heure est-il ? C'est pareil. Va bene ? Obrigado. I think he needs. ¿ Dónde está ? Une canette qu'il lui a renversée sur la tête. C'est pour cela que je fais du sport. Parce que je mange à longueur de journée. Une image de bobo. T'sais c'qu'il balance aux gens qu'il rencontre ? Te quiero, mi amor. Mi puta. A pris une photo de moi. À chaque fois qu'elle faisait les moindres blagues quand elle faisait La Mouette. Vielleicht. C'est pas parce que tu vas te mettre en colère que ça va changer quelque chose. Une demi-heure à t'attendre ! J'ai pris genre cinq kilos. C'est exactement le même concept. Tu sais, le dernier voyage. It was the same old graves. À tout à l'heure, petit con. Connard. Gros con. Gros con ! À tout à l'heure... Vieni con me. Two six two.

 

Les bruits s'effacent, progressivement ponctués par l'écho de quelques chants d'oiseaux des villes dans la gare Montparnasse. Tous. Lumière soudaine, vive et nimbée, sur Je. Dans la salle. Au milieu du public. Robe noire, talons hauts. Sac à dos rouge. Comme une apparition. Sans les anges.

 

 

 

[..]

 

 

 

Elle.– Comme tu es belle. Et forte. Comme tu as raison. Mais comment pourrais-je ? Comment as-tu pu ?

 

Je.– Un miracle, je te l'ai dit. Veux-tu voir à quoi il ressemble ?

 

Elle.– À quoi il ressemble ?

 

Je.– Je suis ne plus seule désormais. Mme La Mort m'accompagne.

 

Elle.– Madame La Mort ?

 

Je.– Madame La Mort, immémoriale et souveraine, sait se montrer discrète, respectueuse, affable. Dans le flux et le reflux de l'estran, dans les marches sans but de cette fin de semaine volée au temps par exemple. Elle m'est apparue plusieurs fois. Au début, je n'ai pas su la reconnaître : elle est experte en déguisement. Son dernier simulacre m'a sauvée. Paradoxalement. Elle incarnait alors un des contrôleurs du T.G.V. 8952, celui que j'ai pris pour rentrer. Un contrôleur fantasque. Extraordinaire. Qui faisait éclater la poésie en bouquet, en proposant des tours de magie, en fabriquant des ballons de baudruche – nounours bleu au cœur rouge pour deux amoureux, perroquet orange sur son trapèze pour des enfants, petit chien noir serrant dans sa gueule un bonbon vert pour une fillette. Ce contrôleur aux yeux pers, au sourire généreux, saltimbanque dans l'âme, il est là. Caché derrière ce fauteuil. Recroquevillé pour ne pas t'effrayer... Veux-tu qu'il apparaisse ?

 

Elle.– Quel est ce mystère ?

 

Je, à Mme La Mort.– Tu peux te montrer. (À Elle.) Cette amie, cette grande dame cache bien son jeu. Elle est impayable à ses heures. Tu devrais la voir : Madone du rire dans la spirale excentrique du quotidien. N'aie pas peur. Mme La Mort est douce, vive, soudaine parfois dans ses façons, mais toujours familière et comédienne. Une chose publique. Une infirmière. Tu verras, elle saura y faire.

 

Mme La Mort, l'embrassant.– Bonjour, Laura. Ce que tu prends, c'est ce que tu pourras donner. Ce que tu as volé, c'est ce qui est vraiment toi-même.

 

Je.– Je te l'avais dit.

 

Mme La Mort, tournant autour d'Elle.– Tu n'as pas mis ta robe de bal ? Dommage, si tu veux te trouver hors de toi-même. Il faut se perdre pour mieux se trouver. Va l'enfiler...

 

Je.– Va.

 

Elle se retire discrètement. Je et Mme La Mort changent de disque, choisissant un morceau plus gai. La Danse macabre de Liszt par exemple. Le jour entre davantage dans la pièce.

Elle revient en robe rouge, longue et décolletée.

 

Mme La Mort.– Vraiment ravissante. À croquer. M'accorderez-vous cette danse ?

 

Elle, comme subjuguée.– Comment refuserai-je ?

 

Elles dansent langoureusement. Je monte le volume.

 

Elle.– Cela faisait si longtemps que je n'avais pas dansé. Avec un cavalier, je veux dire.

 

Mme La Mort.– J'espère n'être pas trop cavalière.

 

Elles dansent longuement, les yeux dans les yeux.

 

 

 

2011

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24 janvier 2013 4 24 /01 /janvier /2013 12:08

P1040366.JPG

 

La scène représente une plage blonde sous un ciel pommelé. Quelques vols d'oiseaux marins.

 

Sur le devant de la scène, des dunes et un jeune pin côté cour. Un rocher lointain côté jardin.

Au fond, la mer et ses vagues inlassables.

 

Au-dessus de la première dune, deux têtes d'enfants qui pointent deux armes en direction du public.

 

 

Scène 1

Une guerre fratricide

Salomon, Ervan.

 

 

Salomon.– Émir, on est un contre tous ou chacun pour sa peau ?

 

Ervan.– Un contre tous.

 

Salomon.– C'est face !

 

Ervan.– Ouais.

 

Salomon.– Ton fusil giclailleur est prêt ?

 

Ervan.– Tu vois pas ? Il est pointé vers la tranchée d'en face.

 

Salomon.– T'as dit la tranche d'enfance ou la tronche d'en face ?

 

Ervan.– Le trou devant. Derrière la première dune.

 

Salomon.– Tu crois qu'ils sont nombreux ? Très ? Hein ? S'ils sont nombreux, c'est fini.

 

Ervan.– Ouais. C'est un risque à prendre. Arme ta grenade. Faut pas tarder.

 

Salomon.– D'ac. (Il fait semblant de dégoupiller une pomme de pin.) J'ai pris aussi mon mazoutka. Mon couteau atomique. Et mon cochon portable. Au cas où on aurait besoin de nous joindre.

 

Ervan.– Ben. Qu'est-ce que t'attends ? Lance.

 

Salomon.– Hein ?

 

Ervan.– Lance, Vujić !

 

Salomon.– O.K. (Il lance la pomme de pin vers la salle et imite le bruit d'une grosse explosion.)

 

Ervan.– On les a eus. C'est bon. (Ils se lèvent.) Maintenant, plan B. Prends ton arc. Tiens. (Il lui tend un bout de bois.) Ta hache de bronze.

 

Salomon.– Oh ! Non. Pas encore la bronze. Ni la fer. Moi, j'voudrais la hache d'or.

 

Ervan.– Ouais. Mais c'est la dernière fois. (Il lui retend le même morceau de bois.) Bon, j'prends l'épée d'or et l'épée de fer. (Il se munit de deux bâtons.) T'attaque en premier ?

 

Salomon.– Oh ! Non. Pas encore. C'est toi.

 

Ervan.– Toujours à rechigner, le p'tit.

 

Salomon.– Tu m'dis pas p'tit.

 

Ervan.– Ben. Ouais. J'retire.

 

Salomon.– Pour faire la paix on fait la marche militaire ?

 

Ervan.– Ouais.

 

Le petit et le grand se placent l'un derrière l'autre et marchent sur la crête des dunes d'un pas pesant en suivant le rythme de leur refrain.

 

Salomon et Ervan, scandant plusieurs fois le même refrain.– On est les méchants. Méchants, méchants. On est les méchants...

 

Ervan, retenant fermemant le petit par l'épaule.– On attaque, Ariel. (Il agresse un ennemi imaginaire.) Tchaïng ! Tchaïng ! Tchaïng ! (Il lui saute dessus.) Iaaaaaaaaaaa !

 

Salomon, l'imitant puis s'arrêtant brusquement en pleine action.– Et si on faisait chacun pour sa peau ?

 

Ervan.– T'es pas marrant là. Tu changes tout l'temps d'avis.

 

Salomon.– Allez !

 

Ervan.– Ouais. D'ac. Mais tu m'attaques de plus loin. Sinon, c'est trop face.

 

Salomon.– D'ac. Mais j'monte sur un cheval. (Il se lève en scrutant autour de lui. Il replace son arc et la lanière de son carquois sur ses épaules. Puis il s'approche du jeune pin et grimpe à califourchon sur sa branche basse.) Tagadac ! Tagadac ! Tagadac ! (Il hennit.) Hihihihi ! Regarde, Jolie J'ai peur ! Ce serait pas l'ennemi, là ? (Il bande son arc vers le grand et tire.) En plein dans le mille ! (Le grand s'effondre.) T'as vu, Jolie J'ai peur ? J'suis fortiche. Hein ? Un as du tir. Trop fort ! Finie, la guerre !

 

Le grand ne bouge pas. Après avoir fanfaronné, le petit, médusé, s'approche de lui. D'abord en courbant le dos, puis en s'accroupissant, enfin en rampant. Mais le grand reste immobile.

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2 juillet 2012 1 02 /07 /juillet /2012 22:47

 

Quidams

monologue pour une actrice

 

11.quaidelaMartinique1-19.02.10.JPG

 

 

 

Elle peut ouvrir puis lire son carnet, en s'en détachant progressivement, ou s'adresser directement au public.

Débit lent, posé, réfléchi.

 

 

Paris. Rue Lepic.

Samedi 13 février.

11 h 45.

 

Fondu au noir.

Le studio s'est vidé de toi.

Tes mots tes silences sonnent encore. Dans mon crâne. Comme le déclenchement de ton Leika. Suspendus aux pitons aux crochets X des agrandissements remballés.

LONDON. NEW YORK. FORMENTERA. BAMAKO. PRAGUE. HAÏFA.

Comment décrocher ?

Déclencher.

Comment ?

Retourner à la chambre noire des révélations. Retrouver le daguéréotype exact.

Entasser quelques effets sans effort. Sans penser. (Elle énumère rapidement le contenu de son sac.) Pyjama. Trousse de toilette. Deux culottes. Deux tenues. Des collants. Refermer. (Court silence.) Non. (Court silence.) Un livre au hasard de la pile.

Mon carnet. Tout solder. Refermer l'album.

Et mon petit Lumix. Seul accessoire.

Recadrer.

Sans ordi. Sans portable. (Silence.)

Penser au plein porte de Vanves. Après avoir laissé le chat à Minna.

 

 

Vouillé. Aire du Poitou-Charentes.

16 h 15.

 

Félix n'en revenait pas : sous ses agates écarquillées pas même un miaulement. Pas le temps. Nous câlinerons lundi soir.

Longue pause. (Elle ouvre son carnet dont elle commence à arracher délicatement les pages.) Tagliatelles à la bolognaise. Eau minérale. Yaourts à boire.

J'ai régurgité le dernier haïku. (Son mouvement s'accélère.) Arraché les dernières pages de mon carnet. (Ses gestes se précipitent, elle disperse les feuilles une à une.) Recopié ces instantanés de notre histoire. Pour les offrir. À des silhouettes qui posent. Des inconnus qui passent. Des quidams qui tracent. Dans mon Bordeaux.

Reportage d'un démembrement. Romance photo impubliable car trop banale.

Il faut pourtant que je la crache. (Elle jette le carnet derrière elle.)

Même si l'on a décidé que c'est mieux. Ensemble. (Elle ramasse les feuilles, les met dans sa poche après les avoir pliées en paquet.)

LE CAIRE. AMMAM. ANKARA. GROZNYI. BUCAREST. RIGA.

Tu as laissé sur la table la carafe de Bohème que je t'avais offerte.

 

 

Bordeaux. Pont d'Aquitaine.

17 h 58.

 

Plongée matricielle.

Excès de vitesse. Surtout me calmer.

Sortir du cercle. De la rocade. Arrêter l'automobile de ma cavale. Respirer. Enfiler mes escarpins pour ralentir la marche. M'armer du Minolta automatique. Et faire le tour du propriétaire.

Refixer les couleurs.

 

 

Bordeaux. Quai des Chartrons.

19 h 20.

 

(Elle sort le paquet de feuilles de sa poche.)

 

Assise sur la bitte. (Elle réordonne les feuilles.) Dos à la Garonne. (Elle en extrait une.) Je plie bagage. (Elle replie en quatre le paquet qu'elle replace dans sa poche.) Non. (De la feuille extraite du paquet elle confectionne un bateau en origami.) Juste un bateau blanc en papier. Pour offrir à la rivière mère mon premier né. Espérer le voir flotter. Un moment. Même retourné. Et insensiblement entraîné par la brillance fluide.

 

Dans le noir musée

virgule inconnue de ton

visage lunaire

 

Noir et blanc déjà. Seuls les pavés luisent violet. Je perds l'échelle sur ce quai esseulé. La perspective de fuite.

Feu orange. Rouge longtemps. Vert.

Les phares alignent parallèles et regrets. Superposent les traits. Les taches à l'arrêt.

Ça circule peu dans mon photomaton.

 

 

Esplanade des Quinconces.

19 h 58.

 

MOSCOU. TOKYO. JERBA. MADRID. SANTIAGO. ROMA.

Je n'ai pu m'empêcher de presser le pas. De reporter le don du deuxième billet. (Elle ressort la liasse de feuilles de sa poche, en retire la première, refait un paquet qu'elle range.)

 

Réunion sérieuse

mais amoureux défi de

ton grain de beauté

 

Tout a tellement changé ici. (Elle plie le papier en tout petit.) En peu de temps. Les hangars. Les sens de circulation. La ligne de tram. Les gens se tassent se croisent sans s'attarder.

J'ai finalement tapoté sur l'épaule d'un jeune homme qui attendait le tramway en écoutant de la musique (Elle fait tomber le papier, le ramasse et le tend.) : “Ce papier est tombé de votre poche. – Merci.” (Le papier disparaît.) Et j'ai filé. Sans me retourner. Peut-être a-t-il posé son skate pour lire. Peut-être a-t-il juste glissé mon offrande dans sa poche aveugle.

Négatif. À développer.

Surtout assumer.

Gage : je lis un chapitre avant de continuer.

 

 

Place de la Comédie.

20 h 26.

 

La pluie m'a chassée.

La foule reflue ruisselle au Grand Théâtre dans les cafés huppés les restaurants déjà bondés. J'aurais bien vuTristan und Isolde. Mais c'est un autre filtre qui doit me guider.

Mise au point. Fin du chapitre commencé. (Elle ressort la liasse de feuilles de sa poche, en retire la première, refait un paquet qu'elle range.)

Un grand lait avec un nuage de café. (Elle plie le papier en quatre et le présente sur la paume de sa main comme sur un plateau.) Et sous le montant de l'addition un haïku pour le garçon.

 

Le varech ondule

dans ta toison brune dense

quelques cheveux blancs

 

Sans doute l'a-t-il chiffonné avec la note. (Elle chiffonne le papier.) Est-ce bien le sujet ? (Il tombe.)

 

 

Cours de l'I.

21 h 10.

 

Épreuve. Épure. (Elle ressort la liasse de feuilles de sa poche, en retire la première, refait un paquet qu'elle range.)

Il pleuviote. Sous un porche derrière des cartons dépassent les pieds ronflants d'une couverture. Non loin un litron. Vide. Je roule un poème. (Elle roule autour de son index le papier.) Et le glisse à peine dans le goulot. (Elle fait tomber le papier sur le sol.) Chandelle.

 

Dans tes yeux mon cœur

une perle bleue d’amour

un éclat de rire

 

OSTENDE. PORTO. BASTIA. BALI. VANCOUVER. SANAA. (Elle ressort la liasse de feuilles de sa poche, en retire la première.)

 

 

Place G.

21 h 19.

 

Remerciement au visage nimbé de cette belle vieille sortie du Régent.

Portrait. (Elle jette au public la feuille.)

 

Quand le soleil lisse

la ligne claire de ton cou

ma pensée galope

 

 

Rue Porte D.

21 h 25.

 

Devant la devanture de Baillardran. (Elle retire une nouvelle feuille du paquet, qu'elle jette ailleurs.) Un couple d'amants à bouches folles.

 

L’été étoilé

laisse mes bras enlacer

serrer ton absence

 

                   Voilà ce que j'ai glissé dans une capuche.

                   Demain c'est la Saint-Valentin.

 

 

Place P.-B.

21 h 37.

 

Scène de genre. Madame promène son chien... (Elle fredonne en retirant une nouvelle feuille du paquet, qu'elle jette en l'air.)

Petit cadeau après lui avoir donné l'heure.

 

Coup de fil glacial

ta conférence se prolonge

le mur seul me parle

 

OUAGADOUGOU. TANGER. CALCUTTA. CHIOS. BANGKOK. SREBRENICA.

 

 

Cours P.

21 h 42.

 

Une toute jeune femme sort en pleurant d'un immeuble noir. (Elle retire une nouvelle feuille du paquet, qu'elle confie à une femme du public.)

 

Retrouvés vraiment

ou rendus aux beaux mirages

d'une illusion

 

 

Cours.

22 h 00.

 

Après une dernière insulte à un comparse raccompagné un motard vient de renfiler son casque.

 

La courbe lunaire

de ta lèvre espiègle

esquive un baiser

 

                  Dites-le avec des fleurs. (Elle a retiré une nouvelle feuille du paquet, qu'elle offre à un homme du public.)

 

 

Rue.

22 h 13.

 

Un couple. La quarantaine triomphante.

 

Un scoop incroyable

Surtout ne t'inquiète pas

L'avion part sans toi

 

 

Victoire.

22 h 34.

 

Un artiste peintre à l'écharpe orange. Son carton à dessins sous le bras.

 

Abandonnée ma

nuque dans le grand lit blanc

ravit tes baisers

 

 

23 h 01.

 

Un zonard somnambule avec ses loups.

 

Debout face à face

notre corps à corps distant

laboure mon cœur

 

 

Autour de minuit.

 

“Vous avez raison, mademoiselle. Tout est dans le cadrage.” dit une voix douce chaleureuse derrière moi.

“Deviner un sujet. Le respecter. Infiniment.

Il ne suffit pas de sentir la photo à faire. Il faut approcher. Trouver la bonne distance. S'y tenir. Resserrer le champ. Sans circonscrire. Conserver les forces les tensions les questions. Des lignes des formes des couleurs des valeurs.

Comme pour ce jeu enfantin fantomatique près de la flaque verte. Tout à l'heure j'ai à peu près suivi le même itinéraire que vous. Comme vous j'ai d'abord cadré large, piétiné pour choisir finalement la perspective en contre-plongée créée par les branches dénudées de l'arbre rosi par les projecteurs et la flèche Saint-Michel éblouissante derrière les façades sombres sagement alignées.

– Vous êtes photographe ?

– Pas du tout. Mais je pratique la photographie comme une hygiène de vie. Au même titre que mes entraînements. Et je suis presque certain que nos prises de vue se ressemblent étrangement.”

Effectivement.

Je ne sens plus qu'un papier plié dans ma poche. Je ne sais plus comment je te le remets dans l'office de ta parole. C'est à ce moment que tous les éclairages publics se sont éteints.

Tu souffles “Je lirai donc ceci demain.” en caressant tendrement ma main droite avant de l'embrasser.

Seules tes dents blanches brillent sous la lune. Et l'intensité de ton regard.

 

Quotidien tari

lentement ton sexe chaud

déchire mémoire

 

                   ACCRA. FORT-DE-FRANCE. PARIS. ATHÈNES. BEIJING. BORDEAUX.

 

 

 

 

Rideau.

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15 février 2012 3 15 /02 /février /2012 00:00

 Deuxième Tableau



Chenonceau3--3-.JPG

  

Scène 3

Le premier quartier de la Lune, les Oiseaux fées, la famille royale de Cœur.

 

                  Le Cygne. Dames, damoiselles, sieurs, voici le roi !

 

 Les trompettes sonnent joyeusement.

 

                   Le Cygne et les Oiseaux fées. Longue vie au roi, à la reine et à leur enfancelle chérie !

 

                  Le roi, tenant fièrement sa fille au creux de ses bras, et la reine, couronnée d'un diadème de roses, s'avancent sans escorte, main dans la main, au milieu des oiseaux, saluant poliment les uns, puis les autres. Les Oiseaux fées se redressent progressivement. Puis le roi et la reine vont s'asseoir sur les grands fauteuils capitonnés sculptés de volatiles graciles qui trônent sur un perron, à leur intention, à l'opposé du puits, dont la pierre et la margelle florale sont elles aussi ornées d'oiseaux, réalistes ou chimériques.

 

Le roi de Cœur, visiblement ému.– Merci, mille fois merci, mes amis, d'avoir franchi monts et vallées, d'avoir traversé déserts, mers et océans, d'avoir abandonné un temps vos cieux parfois lointains, vos familles, vos petits pour venir jusqu'à nous, si simplement, si délicatement, si affectueusement. Oui, votre présence en ces lieux nous touche, infiniment. Elle nous est essentielle. (Après un silence.) Vous savez combien nous est chère l'universelle harmonie : vous êtes ses garants autant, plus que nous sans doute, et vous tenez votre rôle à la perfection, comme l'onde, la Lune et le Soleil. Humbles, d'entre les humbles, puissants ou frêles, grands ou petits, merci ! Mille fois merci ! (Après un silence.) Une fois n'est pas coutume : trêve de long discours ! Avant de perdre mes mots sous le coup de l'émotion inouïe qui m'étreint, je déclare ouverte la cérémonie des vœux !

 

Les trompettes sonnent joyeusement.

 

Le Cygne et les Oiseaux fées. Longue vie au roi, à la reine et à leur enfancelle bien aimée !

 

Le roi de Cœur, dans un souffle souriant.– Merci, mille fois merci. (Après un silence.) Que s'avancent maintenant, successivement, les huit élus de la Lune qui nous feront l'honneur de prononcer leurs vœux généreux...

 

Les trompettes sonnent joyeusement.

 

Le Cygne. Comme un nuage gris passe, et pour ne pas l'éblouir, j'appelle tout d'abord auprès de moi, la prêtresse de Lune, le fanal de nos nuitées, j'ai nommée la Chouette, hulotte point revêche...

 

Les trompettes sonnent joyeusement. La Chouette quitte sa meurtrière puis vient se poser sur le dossier du plus haut trône, celui du roi. Elle admire la petite princesse.

 

La Chouette. Hoû-ou... Ou, ou-ou-ou-ou... (Au Cygne.) Vous auriez dû commencer, ô grand chambellan ! Merci, néanmoins, de votre délicatesse... que j'espère ne pas devoir à ma vieillesse !

 

Le Cygne, se récriant. Angheu, houp-houp !

 

La Mouette, essayant de réprimer son rire. Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

 

La Chouette, les ailes déployées. Psyché éclipsera la Lune par sa beauté, mais sa peau lui empruntera son teint de lait !

 

Les trompettes sonnent joyeusement. La Chouette retourne à sa meurtrière.

 

Le Cygne, cou tendu, solennel, auprès de la reine. Elle aura du chaud Soleil l'éclat et l'ardeur ; par son enthousiasme, elle exaltera les cœurs !

 

Les trompettes sonnent joyeusement. Le Cygne fait une révérence.

 

Le Cygne. Parce qu'il vient de loin – d'outremer et d'Arabie – j'appelle à mes côtés le sultan capiteux, le prince du désert, j'ai nommé le Faucon de Barbarie !

 

Les trompettes sonnent joyeusement. Le Faucon s'avance, altier et mystérieux. Il regarde longuement la princesse.

 

Le Faucon. Khi-ak !

 

La Mouette, essayant de réprimer son rire. Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

 

Le Faucon, regardant à nouveau la princesse, après avoir lancé un air réprobateur à la Mouette. Son œil pers et perçant sondera les esprits et incitera les cœurs à s'ouvrir sans bruit...

 

Les trompettes sonnent joyeusement. Le Faucon se retire, et se fond dans la foule diaprée.

 

Le Cygne. Pour tromper sa timidité et faire cesser ce rire niais, après le Faucon, j'appelle la fille des nuées, des embruns et des brisants – la Mouette rieuse, si bien nommée !

 

La Mouette, essayant de réprimer son rire. Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

 

Les trompettes sonnent joyeusement. La Mouette timidement s'avance, un peu honteuse. Un regard à la princesse l'attendrit et calme son rire réflexe.

 

La Mouette, réconciliée avec elle-même. Kouarr ! (Après un silence.) Elle sera curieuse des arts et des saisons, des autres et des moissons...

 

Les trompettes sonnent joyeusement. Définitivement apaisée, la Mouette retourne parmi le peuple aviaire.

 

Le Cygne, inquiet, pour lui-même. Tiens, le vent se lève... (Haut.) À propos de saisons, j'appelle auprès de moi le prince de l'hiver en ces plaines, en ces bois : M. le Corbeau...

 

Les trompettes sonnent joyeusement. Le vent se confirme, gonflant les plumes du Corbeau qui s'avance en se dandinant. La reine ne peut réprimer un frisson : l'inquiétude monte en elle.

 

Le Corbeau, d'une voix nasillarde. Krroap ! M. le Grand Corbeau, s'il vous plaît. (Après un silence.) Krroap ! Krroap ! Étoile, elle éclairera et orientera la nuit ; et le jais de ses cheveux assombrira le jour... Krrahk !

 

Les trompettes sonnent joyeusement. Le vent s'affirme. La reine déglutit, souffle et frissonne : l'inquiétude se lit dans son regard.

 

Le Cygne, inquiet, pour lui-même, en tendant le cou. Il faut pourtant que je tienne le coup... (Haut.) Autre saison, autre discours ! J'appelle auprès de moi...

 

Un coup de vent brutal fait s'envoler quelques gonfanons. Les oiseaux se blottissent ou se mettent en boule. La reine se lève, le regard égaré, enserre son époux et son bébé.

 

La reine de Cœur.– Cy !...

 

Le roi de Cœur.– Cygne, que se passe-t-il ?

 

Le Cygne, pour les époux royaux. Le vent de la destinée, messire...

 

Hiver 2009.

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