Premier tableau
7. Sarah BOND
Sarah BOND arrive en courant dans le salon d'embarquement déserté.
Sarah BOND, haletante.– Personne ? Il est pourtant 18 h 55. Oh ! Non ! Je l'ai râté ! L'embarquement a fini plus tôt que prévu. Vraiment personne ? Et que dit l'écran ? C'est pas possible ! Il annonce déjà le vol pour Francfort. Maudit réveil ! Maudit séjour ! Tout ça pour voir défiler à la nuit tombée des fous dansant sur leurs chars clinquants. (Elle souffle.)
Bon d'accord, c'était plutôt sympa de la part de mes parents de vouloir me changer les idées. Me faire oublier. Mais comment oublier si vite ? Comment pardonner ?
J'avais besoin de couler à pic, pas de faire la fête. Le tambour assourdissant, je l'ai en moi. Au fond. Pas besoin de venir ici le chercher. Faire naufrage, sombrer et entraîner dans ma chute irrésistible tout un équipage. Tout. Je suis sur une pente bien douce. Bien savonneuse. Ravageuse. J'ai soif de catastrophes. De carnages. De bravades. La haine monte malgré moi. Je ne savais pas. Je n'aurais pas cru pouvoir éprouver ce sentiment-là. Si puissamment. Si. Là. (Elle met la main sur sa poitrine.) Ancré.
Après toute cette violence contre moi exercée. Sa violence. Ta violence, Denis. Quand tu m'as laissée comme une vieille chaussette. La cinquième roue du carrosse. Ou la fée Carabosse. Ta violence. Insoupçonnée jusque-là. Au point de me demander d'avorter. Comment supprimer un être né de l'amour ? Tu m'as demandé d'avorter. Pour convenance personnelle. Comme si l'on pouvait changer d'avis. Parce que finalement, non. Tu avais bien réfléchi. Peut-être un peu tard, tu ne crois pas ? Ta violence, Denis. Tes coups. Sur mon ventre. Puis la mienne. Flux. Reflux. L'appel du vide encore. Du néant. Le noir total. Les tranquillisants. Les mois passés comme une larve dans un hôpital psychiâtrique à retrouver des raisons d'exister. De sortir. Hors du trou. Comme une loque déguenillée sur une banquette du métro. Ton métro. Comme une chienne abandonnée qui erre sans plus se retourner. Comme une junkie paumée pas encore sevrée.
Tu vois, Denis, je ne te l'avais pas dit. Je n'ai pas avorté. Mais notre enfant ne vivra pas. Il a coulé malgré moi entre mes jambes. Dégoûté de ton ingratitude, de ta fuite, de ton désamour, de tes coups. Ah ça ! Tu l'avais bien assommé. Comme la dose de médicaments que j'ai ingurgitée après. Après le claquement de la porte, le dévalement de tes pas dans l'escalier, dans le silence retombé. En ce soir de novembre pluvieux. Bien sûr, il a sursauté à mes cris, à tes coups, s'est noyé dans mes larmes. Il a senti ma désespérance. Ma déshérence.
Notre enfant ne vivra pas. Tu vois, Denis, même mes parents l'ignorent. Je ne leur dirai jamais. Mais à toi je vais le répéter. Je sais où te trouver. J'ai suivi ta trace. Je te hanterai comme un remords. Comme une manie. Comme une obsession. Jusqu'à ce que tu dises pardon. Si seulement tu en es capable.
Ce carnaval coloré, ces arlequinades à plumes, à strass et à paillettes sur des airs de samba n'y changeront rien. Simple divertissement. Même pas divertissant.
Comment oublier si vite ? Dans ce capharnaüm hystérique ? Il aurait mieux valu un séjour d'un mois au Nunavut. Pour oublier. Dans l'immensément blanc. (Elle s'assoit, souffle, respire profondément en fermant les yeux. Long silence.)
Le vent du large. Il faut que je me laisse gagner par le vent du large. C'est ça. C'est mieux. Ne plus ruminer. Oublier ces dix mois de cauchemar. Oublier ce type. Ce pauvre type. T'oublier, Denis. C'est ça. C'est sans doute ça que papa et maman voulaient me dire. Tout simplement. Et pourquoi pas laisser l'appartement parisien, la vie patiemment construite et revenir là-bas ? À Québec.
Le vent du large.
À moins que.
Il y a cinq ans, la première fois que j'ai retrouvé Denis : c'était dans un petit hôtel du premier arrondissement de Paris. Rue du Pélican, je crois. Impossible de nouer nos corps à la cité U ou chez ses parents. À l'hôtel, le parquet de la chambre à la déco surannée n'en finissait pas de craquer. Le sommier de grincer. Quand nous avons monté pour la première fois les trois étages de l'escalier, sur la rampe s'attardait la main longue, languissante et sensuelle de ce grand jeune homme brun qui nous a fait visiter la chambre. Je ne me souviens plus de son visage, que par pudeur, par fidélité à mon amoureux, je ne m'étais pas autorisée à contempler, même subrepticement, dans la pénombre de notre ascension. Si. Peut-être l'éclat d'un regard. Juste ça. Et la honte avait dû m'envahir... Mais le frôlement de cette peau sur la pulpe de mes doigts. Peut-être sur le dos de ma main à un moment. Sa chaleur. Le désir qu'elle faisait grandir en moi. Ce frôlement insistant, indécent presque, m'avait troublée. Profondément. Comme une invite. À laquelle je n'ai pas répondu. Une invite à laquelle j'aimerais répondre aujourd'hui, ranimée par le souvenir net, envahissant, grisant, du contact chaud et doux de cette main inconnue. De ce jeune homme entrevu. Jamais revu pourtant. Juste son sourire une fois, le lendemain je crois. Inconnu que je ne saurais reconnaître. Il me tient pourtant aujourd'hui. Il court dans mon bras, jusqu'à mon épaule. Dans mon dos, jusqu'au creux de mes reins. Mon Dieu ! Si je pouvais retrouver cet inconnu que je ne puis reconnaître au hasard d'une rue. Me reconnaîtrait-il, lui ? Sans doute laissait-il nonchalamment traîner sa main sur la rampe à chaque nouvelle arrivée. Pour tester son pouvoir de séduction. Pour allonger le catalogue de ses conquêtes, avec une prédilection pour les situations délicates, équivoques, scabreuses. Par défi. Ou pour trouver l'âme sœur. Non. Ça, c'est un raisonnement de fille.
Si une main d'homme s'offrait aujourd'hui à moi, en tout cas, je réagirais différemment. La curiosité l'emporterait. Au moins, je le verrais, lui. Je manquerais peut-être encore d'audace mais.
Le vent du large. Grand Saint-Laurent, tu me manques. La puissance de ton cours majestueux. La richesse de ta vie. L'odeur de tes lointains.
Un autre frisson parcourt mes membres. Une autre sensation. Tiens. Un « Revenez sans votre ami. » glissé au creux de l'oreille, alors que je m'apprêtais à sortir du cabinet de l'ophtalmo. Denis venait de sortir. Nous étions alors inséparables. Mais. Quelque chose déjà avait changé. Ténu, mais. Une visite de routine. Avec un remplaçant. Une rencontre. Des yeux qui en disaient long. Une voix grave, charnelle. Un enthousiasme frondeur. De l'humour, beaucoup. L'effleurement d'une blouse blanche. Une poignée de main prolongée. Et puis ce « Revenez sans votre ami. » glissé au creux de mon oreille, que j'avais bien voulu ne pas comprendre de peur de. Mais auquel je m'étais raccrochée les jours sans. Et puis, ce coup de fil donné à l'hôpital un an plus tard, pour obtenir un nouveau rendez-vous, pour revenir seule. Il n'était plus là. Sylvain Le Floch. Je crois que c'était son nom. (Silence.)
Voilà. Il faut cultiver de telles réminiscences. Les choyer. Sans s'y enfermer. Se déprendre de tout. Pour être ouverte aux possibles. Dans la contemplation des hiers. Devenir le réceptacle de la beauté hasardeuse. Quand elle voudra bien se déposer au fond de moi. Ou sur mes lèvres. Au bout de ma langue. Sur mes ongles lacérant violemment le vide. Aujourd'hui ou demain.
Le vent du large. (Elle s'interrompt car elle a aperçu quelque chose ou quelqu'un qui la charme : un large sourire se dessine sur son visage.)
Finalement, c'est sans doute une chance que j'aie râté l'avion. (Silence.)
Dans la fourmilière à la gueule de bois, rescapée de la mélancolie, du sambodrome, je m'avance pieds nus mais en costume de bal. Et qu'importe que tu sois parti, Denis : j'ai râté l'avion, le monde m'appartient.
Troisième tableau
16. Phil GROTSKY
Sous une vive lumière, en équilibre sur un fil tendu en hauteur, apparaît Phil GROTSKY qui tient un long balancier. Les toits, les cheminées, les antennes, les poteaux, les réverbères, les fils électriques ou téléphoniques d'une ville apparaissent sur l'écran des rêves.
Phil GROTSKY, en redingote noire, marchant de gauche à droite sur le fil.– Après la catastrophe aérienne milanaise du 8 octobre 2001, après ta disparition dans un brasier – pas même en plein ciel, Alba, j'aurais voulu te rejoindre. Je n'ai pas osé.
Longtemps j'ai regretté de ne pas t'avoir accompagnée lors de ton retour à Milan, auprès de ta famille endeuillée. Après avoir relié à nouveau les Twin Towers, en toute illégalité. Un mois jour pour jour avant les attentats du onze septembre... Trois mois après notre traversée croisée de l'entrée du gouffre Sotano de las Golondrinas. Je m'en suis voulu d'avoir laissé se briser notre rêve de marier sur un fil notre futur enfant. Celui que tu portais déjà à trois cent cinquante mètres d'altitude, au Mexique.
Longtemps je m'en suis voulu d'avoir retardé la pyramide céleste sans frontière que nous devions échafauder avec Adili, Michel, Stephen, Falko, Rudy, Kwon, Farrell, Dimitri et Jade. Sans toi, ce fut moins beau. Et l'énergie nous a manqué pour appeler une ample prise de conscience.
Puis j'ai choisi de parier sur nos retrouvailles dans la mort. Comme ces amants des anciens contes. Et j'ai voué ma vie à la seule recherche de la beauté éphémère et inouïe sur tous les toits du monde. Quitte à devenir criminel.
En continuant à marcher solitaire sur des fils de plus en plus longs, de plus en plus penchés, placés de plus en plus haut, j'ai poursuivi ton œuvre de beauté. Pour te rejoindre. Quand l'heure de nos retrouvailles aurait sonné. En hommage à Michel Brachet et pour célébrer ta couleur préférée, je me suis fait appeler le Diable noir. Et, de Tokyo à Jérusalem, des chutes du Niagara aux pyramides d'Égypte, de la caldeira du Tengger au Salto Angel, le Diable a tissé sa toile au-dessus de Notre-Dame de Paris, de la Tamise, sur les ponts, les tours, les sommets les plus impressionnants, dans les lieux naturels ou les villes les plus symboliques. Et s'est fait coffré plus de cinq cent fois.
Cette nuit, comme par surprise, je viens vers toi. Dans l'incandescence tumultueuse de la foudre je suis à toi. Enfin. Sans vélo, sans chaise, sans couteaux aux chevilles. Sans jonglerie. Sans fard. Et je te retrouverai dans l'écran constellé des rêves.
Peu à peu la lumière décroît. Phil GROTSKY continue sa marche aveugle. Et l'on croit apercevoir une silhouette féminine qui marche à sa rencontre avant que le noir ne redevienne total.
17. Yasunari BASHÔ
Yasunari BASHÔ sort son répertoire, l'ouvre et lit.
Yasunari BASHÔ.– I. I comme Italie. Firenze, Viale Michelangiolo, lundi 4 août 2008. (Il prononce les deux phrases suivantes sans les lire. Ferme les yeux. Avec ravissement.) Du crime considéré comme l'un des beaux arts. Quand il est perpétré par un homme infâme.
Il se remet à lire.
Yasunari BASHÔ.– J'ai assumé ma fêlure. Je la revendique à présent. Violemment. Dans l'exaltation imprévue de mon premier meurtre prémédité.
Neuf mois. Mes prisons. Voici neuf mois que, sur les traces de Robert Browning, The Ring and the book sous le bras, je m'imprègne des odeurs, des bruits, des rythmes, des ombres, des parcours, des méandres, des silhouettes de la capitale toscane.
De novembre à février, des banlieues populace au centre historique, dans l'enfer pollué des va-et-vient, toujours à pied, j'ai traversé les cercles concentriques de ce décor de théâtre. Ou de cinéma. De février à mai, de Santa Maria Novella à Santa Croce, du Museo archeologico à la piazza della Signora, le réprouvé a purgé sa peine parmi les hordes de touristes. Et réfléchi. Beaucoup. Aux conditions de sa transfiguration.
Quand, le trente-et-un mai, descendant le Lungarno Serristori en compagnie de tes amies tu m'es apparue, Stella, j'ai su que ce serait toi. Peut-être à cause de la grâce angélique de ta marche. Peut-être à cause du contraste saisissant de ta carnation limpide et du jais de ta chevelure. Peut-être seulement à cause de ta coupe de cheveux – la même que celle de ma sœur Kaguya. Tu ne m'avais pas regardé, mais tu m'avais vu. Je le savais. Alors j'ai quitté le Ponte alle Grazie pour vous suivre. Jusqu'au Ponte Vecchio où nous avons dégusté des gelati et fait connaissance. Je t'ai plu. Nous nous sommes revus. Chaque week-end d'abord, puis plus souvent. Tu m'apprenais l'italien en me découvrant les passages secrets que tu aimais, je t'enseignais le japonais et te parlais d'avenir. Perspective cavalière. J'étais pourtant sincère. Human Nature. Trois mois ensoleillés. Trois mois magnifiques.
Hier midi, du quatrième étage de mon nouvel hôtel, j'observais scrupuleusement la fornication de deux pigeons avant de retrouver la chorégraphie aléatoire des passants sur la piazza San Spirito. The girl is mine fredonnais-je. J'avais eu tout loisir d'imaginer cette journée, de régler chacun des derniers détails de nos retrouvailles à la galerie Palatine, de semer de cailloux blancs notre itinéraire amoureux.
Nous sommes arrivés en même temps au palazzo Pitti. Après la visite du riche capharnaüm de la galleria, nous sommes descendus aux Giardino di Boboli. Flânerie. Parties de cache-cache sur les terrasses jusqu'à la Grotta grande. Jusqu'au coucher du soleil nous sommes restés au Forte di Belvedere. Puis, rejoignant la Viale Galileo – la Viale Machiavelli n'était pas bien loin, nous avons gagné San Miniato al Monte en admirant le miroitement de l'Arno et en guettant les étoiles filantes pour faire des vœux...
Dans les ténèbres, je t'ai glissé : “ Depuis ce promontoire, les visages, les figures de la ville sont des rendez-vous manqués. Tant pis. They don't care about us. “ Tu m'as souri. J'ai ajouté dans un souffle : “ Stella Barocco, I want to love you, Pretty Young Thing. And I know you want me. “ Tu as accompagné mon étreinte passionnée. Offert tes plus charnels baisers. Frissonné longuement, en riant parfois, quand mes mains ont croisé leurs arabesques symétriques sur tes bras, dans ton dos, sur tes épaules, sur ta nuque dénudée. Mon dernier baiser gourmand a étouffé ton cri, quand mes doigts se sont cramponnés, croisés, serrés autour de ton cou. Dans les ténèbres, je n'ai pas vu tes lèvres bleuir, ta peau se marbrer, tes yeux révulsés. J'ai seulement consommé ton abandon. À satiété. Personne pour m'en garder. The lady is mine.
Ainsi commence ma giovinezza. Quand les murs se sont effondrés, enfin l'existence atteint son apogée. Vita Nova. Renaissance.
A me convien tenere altro viaggio : vorrai campar d'esto loco selvaggio. Et trouver en moi des endroits plus sauvages encore.
2010.