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1 janvier 2015 4 01 /01 /janvier /2015 03:07
Miscellanées # Faits d'hiver

21 décembre

 

FIAT LUX


 

          Lucienne. Ô ma Lucienne... Mon ange porte lumière. Ma toute belle. Te souviens-tu de la première fois ? Notre première fois. Ta petite main gantée de blanc dans ma paluche déjà rugueuse. Ce fin coton blanc crocheté au printemps. Chaînette et doubles brides.

          C'est à ta petite main chaude glissée avec audace dans la mienne que je pensais quand cette auto m'a surpris dans le matin givré.

          Et à ce défilé improvisé dans les rues pavoisées de Parthenay début septembre 1945. L'un contre l'autre serrés par la presse. Ton avant-bras nu frôlant le mien. Les poils hérissés de mon bras gauche. Et la dentelle de ton poing. Ton gant à trous-trous, comme tu aimais à dire, pressé doucement dans ma poigne de cultivateur.

          Depuis ton départ précipité, rien n'est plus pareil. Les fenêtres de notre maison une à une se sont fermées. Plus la force de les ouvrir de les fermer, chaque matin chaque soirée. La clarté, notre fête quotidienne, s'est blottie dans mon cœur pour ne plus le quitter. Seul il rayonne et éclaire suffisamment notre foyer, la tête de notre grand lit désormais toujours défait, mon chevet avec son tiroir à secrets, la descente de lit, où dorment sagement tes charentaises, le petit coin, la cuisine où – tu as vu – j'ai soin de ne plus entasser la vaisselle et mon fauteuil près de l'âtre, chasse gardée du greffier.

          Depuis ton départ précipité, je n'ai plus toute ma tête. Je repense sans cesse aux images sacrées du passé. À la traction noire des FFI bardée de fanions tricolores que je voyais à peine derrière la buée de ma joie. À ta voix claire fredonnant à tue-tête le Chant des partisans. À tes mains gracieuses brodant savamment ton linge au point de tige avant nos épousailles. À nos courses folles dans les champs moissonnés. À nos nuits sous les étoiles entre les bottes fraîches. À cette vie de labeurs partagée. Sans défection.

          Le silence m'a pris à la gorge cet automne. Tu es partie et le silence m'a pris. Marcel a beau passer chaque semaine. Le silence m'a pris pour ne plus me quitter depuis ton mauvais mal. Le soleil a beau briller, faire briller branches et toitures, il ne m'appelle plus dehors. Sauf à l'occasion de ma tournée matinale.

          C'était elle que je venais de faire. Ô modestement – tu penses. Plus question d'aller jusque chez le buraliste. Mon pain chaud. Quelques victuailles. Ma chopine. C'est tout. Je n'ai plus d'yeux pour lire le journal. Même plus pour pleurer. Depuis ta mort, rien n'est plus pareil.

          Alors je m'accroche à ta main disparue dans ma paume hâlée. C'est elle qui me guide. C'est à elle que je songeais quand les phares de l'Audi grise immatriculée en Allemagne m'ont renversé : je regagnais la rue des Batteries.

          Premier jour d'hiver. Dernier de ma quatre-vingt-neuvième année.


 

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commentaires

A
wow, beau texte pour un patin clair ensoleillé.Merci
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A
Excusez moi, mon ordi fait des siennes, il dirige ses fonctions lui mm ; je voulais écrire : pour un matin (bien sur)

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  • : Katia Aumailley
  • : B(r)ouillon de rencontres funambules basculant dans le devenir, feux d'artifices, de couleurs, de voix, de musiques, expériences cosmopolites du monde, théâtre de questions...
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